Déprime

C’est une petite ville qu’André Franquin eût baptisé Moche-les-Grands-Clapiers, s’il était passé par là. Parmi les rues ennuyeuses à force d’être perpendiculaires les unes aux autres s’inscrit la rue de la Grisaille; ne la cherchez pas, celle que vous trouverez éventuellement n’est pas la même. Celle dont je parle se situe à une dizaine de minutes de route du Cimetière, mais en est toute proche dans l’esprit.

Dans cette rue, en bordure de route, il y a une bâtisse relativement confortable d’aspect, où l’on a parqué des gens en fin de vie. Ce que l’on appelle un EMS en Suisse, ou un EHPAD en France toute proche, bien que des esprits torturés puissent vous expliquer longuement une différence administrative que vous ne comprendrez probablement pas. Le personnel est accueillant, même en ce dimanche trop chaud, menacé d’un orage qui ne veut pas se déclarer. La cafétéria lumineuse sert de réfectoire aux rares résidents qui reçoivent des visites, ou à ceux qui ont encore suffisamment d’énergie pour faire l’effort d’emprunter l’ascenseur entre leur chambre et la cafétéria. Les assiettes contiennent de la langue de bœuf sauce aux câpres avec des côtes de bettes et des nouilles; tout a un peu la même couleur, et la même absence de goût. Les sourires et la sensible empathie du personnel ne parviennent pas à épicer aussi peu que ce soit le repas insipide, pas plus que le verre de vin médiocre commandé pour « faire dimanche ». Un dessert dont la couleur fleure bon le colorant alimentaire E129 étale son hyperglycémie sur une assiette moyennement appétissante. Un café trop allongé complète le menu pour les convives qui parviennent encore à s’alimenter à peu près normalement; du moins comprend il des morceaux de sucre qui permettent d’exhausser le goût de l’ensemble.

Une terrasse est adossée au trottoir qui longe la rue de la Grisaille; elle permet, en semaine et en fin de journée, de jouir du spectacle des frontaliers empêtrés dans de sempiternels bouchons occasionnés par la frontière à un gros kilomètre de là; il y a aussi une petite cour qui devrait permettre de prendre l’air au calme, mais elle est déserte, car coincée à l’Ouest entre un mur gris qui soutient un talus raide au sommet duquel court la voie de chemin de fer, au Nord par le versant Sud du bâtiment, et au Sud-Est par l’omniprésente rue de la Grisaille qui mène à la gare du chemin de fer. La rue est raide, trop raide pour permettre à des personnes diminuées d’en envisager l’ascension en chaise roulante. Une évasion en chemin de fer est donc peu envisageable. Un vieux barbecue laisse à penser que des festivités extérieures sont envisageables, mais l’état du foyer semble indiquer que la dernière utilisation n’est guère récente.

Dans les étages « résidentiels », des personnes en chaise roulante effectuent, le regard rivé au sol, une promenade lente mais qui semble perpétuelle le long du couloir reliant le Nord et le Sud de l’étage. Interroger ces personnes n’a pour effet qu’un long regard aveugle à force d’incompréhension. Les plus alertes échangent machinalement des opinions sur le programme qui passe sur le téléviseur dont ils entendent mal le son réglé trop bas, programme dont ils ont depuis quelque temps déjà oublié le sujet. Ceux qui ne peuvent plus quitter leur lit sont invisibles, cloîtrés dans la solitude d’une chambre devenue antichambre de leur cercueil, et dont la seule activité réside dans la satisfaction des besoins les plus élémentaires que le personnel prévenant tente de garantir au mieux de ses possibilités.

Les baies vitrées et les terrasses offrent une vue peu enthousiasmante sur des immeubles gris, en partie délabrés bien qu’apparemment habités, longeant le rue de la Grisaille. Au loin, on devine des champs, des vaches, des forêts, enfin autre chose. Mais cela semble si lointain, tellement inaccessible, surtout pour des yeux qui ont perdu l’habitude d’accommoder au loin…

Ce n’est pas que l’établissement soit désagréable; il est plutôt bien tenu, rendu presque pimpant grâce aux efforts du personnel d’encadrement. Mais le décor qui lui sert de cadre ne laisse que peu de place à l’espoir, aussi ténu soit-il.

Depuis que je fréquente (à l’insu de mon plein gré) cet établissement, à titre de visiteur fort heureusement, j’essaie désespérément d’imaginer une stratégie infaillible pour ne pas y finir comme résident.

Mais, hormis la mort, je ne trouve pas. Et cela me déprime…

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